Cette semaine, le Journal d’Albion vous propose d’entrer dans les carnets de Agathe Chenevez. La jeune romancière vient d’écrire son premier roman, Le Temps d’une allumette, paru aux éditions de La Martinière. Hybride, entre la poésie, le théâtre et le roman, elle ose bouger les formes pour écrire ce qu’elle aime. Elle nous livre aujourd’hui ses secrets, son rapport aux carnets et à l’écriture. Une belle rencontre.
Pourquoi écrire dans des carnets ?
Les carnets sont comme des boîtes à trésor. On laisse trop souvent s’envoler les paroles qui nous marquent, les pensées qui naissent d’une rencontre ou encore, la petite citation qui nous interpelle ou qui nous tire une larme au cours d’une lecture. Un carnet, c’est avant tout un lieu où l’on se sent bien, où l’on dépose tout et rien. C’est un espace extraordinaire de liberté où l’âme peut s’épancher sans fard, où les souvenirs se plaisent à renaître, où l’écriture s’affirme ou tremble selon le visage de soi-même qu’elle découvre. Le carnet est comme l’antre d’une personnalité. Léonard de Vinci n’y couchait-il pas tant son savoir artistique que scientifique, avec, par-ci par là, quelque dessin amusant ou quelque trait d’humour ? Ils sont peut-être aujourd’hui ce qui nous reste de plus fidèle au coeur et à l’esprit du grand artiste, que ses brouillons révèlent sans doute plus encore que ses œuvres !
Emmenez-vous vos carnets partout avec vous ?
Oui, partout… J’emporte toujours avec moi deux petits moleskines de couleur. Dans mon petit carnet bleu sont inscrites quelques citations de mes livres préférés, et dans le rouge celles de mes lectures en cours ou en rapport avec les œuvres que je dois étudier. Quand j’oublie de prendre mon carnet bleu, j’ai le sentiment d’avoir oublié quelque chose d’essentiel, un peu comme une bouteille d’eau en pleine chaleur… J’aime tant me replonger dans les vers qui ont façonné mon amour de la littérature, et à n’importe quel moment ! Il y a cependant un carnet particulier que je garde bien à l’abri dans le tiroir de ma table de nuit : de format plus grand et plus original. Ce dernier contient tous mes poèmes favoris, recopiés entièrement, ainsi que les images des tableaux et sculptures qui ont marqué mes visites culturelles. C’est fabuleux de faire entrer en résonance une œuvre picturale ou sculptée avec un poème, un opéra, un morceau de musique… Comme si leur croisée exprimait à elle seule un visage inattendu de la beauté.
Quel a été le rôle de vos carnets dans l’écriture de ce premier roman ?
Sans mes carnets, ce livre n’aurait probablement pas vu le jour, en tout cas pas sous cette forme. Avant d’écrire, j’ai toujours besoin de me plonger dans mon carnet bleu pour y puiser une ou deux citations à inscrire en exergue, et qui pourrait traduire mieux que n’importe quoi le ton de ce que j’aimerais écrire, donner le la de ma prochaine partition en quelque sorte. C’est un peu comme choisir ses couleurs avant de peindre, son bloc de pierre avant de tailler… Je crois que les citations qui ont marqué ma courte vie sont le premier terreau des mots que j’offre aux autres. Quelques phrases de Claudel, par exemple, sont comme une musique qui me trotte dans la tête au point de rejoindre bientôt autant mon cœur émotionnel que ma pensée rationnelle. C’est alors qu’après maturation, un élan imprévu est à saisir au vol, qui porte en lui le désir d’écrire. Les mots qu’on s’approprie finissent toujours par en inspirer d’autres à vocation semblable d’être dits, d’être donnés ; soit à l’oral soit à l’écrit. Les mots sont matière vivante, même sur un carnet : leur devenir est un mystère en puissance.
Comment avez-vous eu l’idée de ce roman hybride, qui mélange à la fois le théâtre, le roman et la poésie ?
Je crois que mon élan vers l’écriture puise sa source dans la « rencontre » que j’ai faite avec deux auteurs de théâtre l’année dernière : Paul Claudel et Marcel Pagnol. La poésie de l’un m’a saisie jusqu’à l’âme par sa musique profonde, et comme calée sur les halètements de l’être humain ; tandis que la simplicité touchante des dialogues de Pagnol me rappelait la beauté des patois et des mots quotidiens lorsqu’ils sont prononcés avec coeur. Les mots de tous les jours recèlent parfois d’une poésie plus grande que quelque vers qui, tout au faîte de la perfection linguistique qu’il puisse être, serait écrit sans spontanéité d’âme. Ce fut pour moi ce que l’on appelle « un moment vocationel ». Je réalisai combien l’écriture, ainsi que toute œuvre d’art, était faite pour se donner, pour s’offrir aux autres. Comme je portais en moi le désir d’offrir mes propres mots afin de toucher les coeurs. Comprendre que la beauté profonde d’une œuvre n’a quelquefois rien à voir avec son esthétique fut un tournant décisif pour ma petite plume. Je chercherais désormais cette beauté qui est peut-être à la mesure du don que l’œuvre porte en elle-même, une beauté qui se multiplie plus elle se donne. Et je mettrais toute ma poésie au service de cet élan qui veut dire aux autres, sans cesse, combien la vie est belle à tout instant, belle au point de pouvoir transformer les douleurs en beauté.
J’ai donc choisi la forme théâtrale comme structure poétique, et je crois que je la conserverai toujours pour écrire. Libérée des descriptions romanesques, elle se concentre sur les dialogues entre les personnages et souligne combien la poésie se cache au cœur même de nos échanges quotidiens. Elle sert cette spontanéité que j’admire, tant chez Claudel que chez Pagnol, et, par l’incarnation verbale qu’elle représente, participe à sa mesure à témoigner de l’accessibilité de la beauté à tous. Beauté tapie dans un silence, dans une respiration, dans toute l’émotion que revêt cet art théâtral qui est peut-être le plus à l’image de l’être humain, puisqu’il est fait de gestes, de silences et du verbe qui expriment et caractérisent ensemble son humanité. La lecture sous forme théâtrale porte en germe ces gestes et ces silences qui sont appelés à vivre sur la scène. Elle a cette particularité de les rappeler sans cesse au lecteur qui peut en être interpellé, voire dérangé. Le théâtre nous met face aux soupirs corporels et spirituels de notre propre humanité.
Avez-vous des rituels d’écriture ?
Je comprends la question de deux façons. D’abord, en rapport avec les carnets : le rituel d’écriture dans mes petits carnets, que je continue de suivre depuis mon année de Seconde, c’est d’écrire dans mes moleskines de couleur les citations qui me marquent au cœur, et toujours avec un stylo plume à l’encre bleue. Plus les années passent, plus je relis mes vieux carnets, et plus j’ai le sentiment d’avoir amassé des étoiles en recopiant chacune de mes citations préférées. Ensuite, je pourrais parler de rituel quant à ma façon d’écrire tout court. Toujours à l’affût de cette poésie musicale que les rejets et contre-rejets de Claudel m’enseignent, j’aime écrire en passant à la ligne au beau milieu d’une phrase, pour insister sur un mot, un timbre, une couleur. C’est comme si la forme et la musique des mots contenaient une part du message de fond, message qui ne pourrait être reçu de la même façon sans le rythme qui parle de lui.
Pour finir, pouvez-vous nous parler des livres qui vous ont donné envie d’écrire ?
Beaucoup de livres m’ont donné envie d’écrire… Et, au delà des œuvres, je crois que c’est surtout la « rencontre » avec chaque auteur qui a marqué en moi ce désir. Pour n’en citer que trois, je parlerais de Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, du Soulier de Satin de Paul Claudel, et de la trilogie Marius / Fanny / César de Marcel Pagnol. Trois œuvres théâtrales uniques, et bien différentes les unes des autres du point de vue de la forme. La première est écrite en alexandrins, la seconde relève d’une prose poétique libérée du vers et la troisième, d’une prose toute simple qui tire sa poésie justement du fait qu’elle ne la recherche pas au sens de la forme, mais au sens de l’humour…
On pourrait croire que tout les distingue. Et pourtant, ces œuvres partagent un fond semblable : elles sont chacune l’expression constante d’un amour extraordinaire. Un amour capable de tout, comme celui de Prouhèze pour Rodrigue, et qui finit par sacrifier son accomplissement terrestre en vue d’un bonheur éternel. Un amour qui attend simplement, comme celui de César ou de Fanny pour Marius ; le fils et l’amant qui n’a pas résisté à l’appel de la mer, et dont la petite vendeuse de coquillages guette inlassablement le bateau, elle qui lui pardonnera tout. Enfin, un amour qui rêve, qui combat, qui sublime sa souffrance en d’inexprimables lettres comme celui de Cyrano pour Roxane. Depuis l’amour du Soulier de Satin, qui contient en lui-même les deux pôles du monde, jusqu’à l’affection toute provençale de César, le patron du bistro sur le port de Marseille, qui ronchonne à coup de « coquin de sort ! », parce que son fils lui manque. On est saisi par l’élan d’une poétique spontanée qui, en vers ou en prose, aux confins du mystère, de l’humour, du courage et de la fierté, sort droit du coeur et frappe au fond de l’âme.
Conseil de lecture d’Agathe Chenevez :
- Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand
- Le Soulier de Satin de Paul Claudel
- La trilogie marseillaise (Marius, Fanny et César) de Marcel Pagnol
Dans les carnets d’Agathe Chenevez, des dizaines de citations ont façonné son envie d’écrire. Si vous avez aussi envie de noter les citations que vous aimez, voici quelques carnets disponibles sur la papeterie en ligne:
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