Cette semaine, le Journal d’Albion vous propose d’entrer dans les carnets de l’écrivaine Jennifer Murzeau. Elle évoque sa passion pour Stefan Zweig, son habitude d’écrire dans son lit, et son rapport très esthétique au carnet. Son dernier roman, Le Cœur et le Chaos, vient de paraître chez Julliard. Entretien.
Quel est ton rapport aux carnets ?
Je suis assez sensible à l’esthétique des carnets, ça rend ma prise de notes un peu précieuse. J’aime qu’il se ferme avec un élastique, que ce soit un bel objet. Il se trouve que je m’en sers beaucoup, essentiellement dans la phase préliminaire. Je fais toujours des plans avant de m’y mettre, parce que ça me rassure. C’est mon mode opératoire, puisque mes premières expériences d’écriture remontent à mes années d’études de cinéma. J’ai gardé un rapport cinématographique à l’écriture. J’écris des scènes très visuelles et des séquences avant de me lancer. J’aime mener cette phase sur un carnet, de manière manuscrite.
Et tu as plusieurs carnets que tu emportes avec toi ?
J’ai deux formats : un tout petit carnet de poche, bien pratique, mais moins confortable pour écrire, et un deuxième plus grand. Quand je sais que je vais avoir des temps morts dans ma journée — comme les salles d’attente, les transports, où que je vais attendre quelqu’un dans un bar, même si ça fait longtemps que ce n’est pas arrivé… —, j’essaye de l’avoir sur moi. Je n’aime pas du tout prendre des notes sur mon téléphone. En plus, j’aime aussi avoir recourt au carnet, parce que je sens que j’écris de moins en moins à la main, et qu’on perd un peu cette habitude.
En revanche, tu n’écris jamais tes romans sur carnet.
Non, je connais des camarades auteurs qui le font, comme Erwan Larher, qui écrit tout à la main, avant de retaper à l’ordinateur. J’admire, mais je trouve ça très fastidieux. Déjà, ça fait mal à la main, et par ailleurs, quel temps ! Word, je trouve que c’est magique. Je tape très vite, je peux effacer… À de rares exceptions, car je me rends compte en le disant, que depuis que je suis maman, je passe du temps au parc et j’y écris parfois. Je lis beaucoup pendant ces moments, et il peut m’arriver de gratter dix pages sur mon carnet, mais c’est beaucoup plus occasionnel.
Et as-tu des rituels d’écriture ?
Non, je n’ai pas de rituels. L’enjeu est toujours le même depuis que j’ai écrit la première ligne de mon premier roman, c’est-à-dire : s’y mettre. C’est le principal problème. Je procrastine, ça prend parfois plusieurs heures avant que je m’y mette, mais une fois que j’y suis, je reprends toujours le fil assez facilement, donc je suis efficace. Je travaille dans mon lit, c’est très mal, mais je vis le fait d’être à une table comme une punition. Dans ma chambre, je suis bien, mais je n’assume pas complètement cette pratique… Ma sœur, qui le sait, m’a fait parvenir il y a peu un article qui recense les grandes figures intellectuelles qui travaillaient dans leur lit. Il y avait Marcel Proust, Winston Churchill, Frida Kahlo… En tout cas, je ne considère pas ça comme un rituel, mais c’est comme ça que ça se passe. Je n’ai jamais autant écrit que ces dernières années, depuis que j’ai décidé que l’écriture devait être centrale. Je me suis dit qu’il fallait que j’essaye de vivre de ce que j’aime.
Peux-tu nous parler un peu de ton roman qui vient de paraître chez Julliard, Le Cœur et le Chaos ?
C’est un roman qui met en scène trois solitudes, trois personnages assez antagonistes. Ils ont en commun un rapport à l’existence perturbé et malheureux. Ils ne sont en accord ni avec leur existence ni avec la marche du monde, pour des raisons différentes. Iris est une vieille femme de 91 ans, qui sent qu’elle perd la tête, ne le supporte pas et espère en finir, sans savoir comment s’y prendre. Il y a aussi Aurélien, un grand idéaliste, dépressif et livreur à vélo. Enfin, Alice est une quadragénaire radiologue qui trompe son ennui et son mari sur des sites de rencontre. Ces trois personnages vivent dans un Paris bousculé par les effets du changement climatique et par une espèce d’effondrement qui s’annonce. Ils se rencontrent et essayent de conquérir ensemble un semblant de liberté et d’idéal. Ils incarnent tous les trois une idée de la résistance vis-à-vis de ce qui ne va pas dans le monde. C’est le roman dans lequel je me suis le plus permis de parler d’amour, et non pas seulement du sentiment amoureux. Cet amour qui unit les gens et qui est aussi une arme de résistance.
Pour conclure, y a-t-il un livre qui t’a donné envie d’écrire ?
Je ne crois pas pouvoir désigner un livre, mais si je devais parler d’un auteur qui m’a donné envie d’écrire, c’est Stefan Zweig, avec la Lettre d’une inconnue. Lors de cette lecture, à 14 ans, j’ai ressenti des émotions très fortes, et j’ai le souvenir d’avoir été bouleversée. Je n’étais pas une grande lectrice, je cornais les pages pour faire croire à ma mère que je lisais. Mais en lisant ce livre, j’ai réalisé ce qu’était la littérature, et à quel point cela pouvait nous faire sortir de nous-même, de notre vie, de notre quotidien. Ça élargit les perspectives de pensée. Et même si je ne me suis pas consciemment dit : « Je veux écrire », je pense que c’est la première lecture qui m’a bouleversée au point de me donner envie plus tard de provoquer des émois et des réflexions chez les gens.
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